Deux nouvelles lettres qui révolutionnent l’ADN
L’ADN de tous les êtres vivants est composé d’une succession de quatre molécules différentes (associées symboliquement à quatre lettres, A, C, G et T). Une succession donnée de ces quatre lettres peut être interprétée par l’organisme pour produire toutes les protéines nécessaires à son bon fonctionnement. Des chercheurs californiens sont parvenus à créer deux nouvelles « lettres », en intégrant dans une bactérie deux nouvelles molécules parfaitement compatibles avec leurs voisines. A terme, cette prouesse pourrait permettre de faire synthétiser des protéines totalement nouvelles au cœur des êtres vivants.
L’ADN est le livret d’instructions qui permet de produire toutes les protéines qui entrent en jeu dans le développement et le fonctionnement d’un organisme vivant.
Sous le microscope, l’ADN apparaît comme une échelle démesurément longue et extrêmement étroite.
Les barreaux de cette échelle sont composés de deux segments. Chacun d’eux est fermement arrimé à l’un des montants de l’échelle.
Quatre types de « demi-barreaux » peuvent apparaître le long des montants. Ces quatre molécules distinctes (on parle de « bases ») portent les noms d’adénine (A), de cytosine (C), de guanine (G), et de thymine (T). Du fait de son profil moléculaire, le demi-barreau d’adénine ne peut jamais s’accrocher qu’à un demi-barreau de thymine. De même, cytosine et guanine forment des paires complémentaires et exclusives.
Cette complémentarité est une caractéristique fondamentale du vivant. Elle permet notamment la division cellulaire : lorsque les deux montants de l’échelle d’ADN se séparent entièrement, des millions de petites molécules d’adénine, de cytosine, de guanine et de thymine viennent, comme aimantées, s’y apparier. Un peu comme si en séparant les deux parties d’une fermeture-éclair, on en fabriquait deux identiques.
L’alternance des bases A, C, G, T n’est pas aléatoire : chaque série de trois de bases (« triplet ») permet d’initier la synthèse d’acides aminés, constituants élémentaires des protéines. ACG, GCA, TTG… il y a 64 combinaisons possibles.
Enfin, tout cela, c’était avant…
… avant qu’une équipe de chercheurs californiens, dirigée par le professeur Romesberg, ne parvienne à créer un couple de base synthétique, totalement inédit, et à les ajouter à l’alphabet du vivant décrit précédemment. « A » s’apparie toujours avec « T », « G » se lie toujours avec « C »… et « X » se lie maintenant avec « Y ».
En parcourant l’échelle d’ADN inventée par les chercheurs, on peut donc rencontrer des barreaux AT, GC, CG, TA… XY et YX. La chaîne d’ADN n’est pas plus longue ou plus resserrée : la nature des bases qui la compose à « simplement » été enrichie.
Stocker de nouvelles informations
Créer de nouvelles paires de bases pour augmenter l’étendue du code génétique – et y stocker plus d’information – est un rêve quasiment aussi vieux que celui de la découverte de l’ADN. En 1989, des chercheurs suisses étaient parvenus à créer des formes altérées de cytosine et de guanine qui s’assemblaient l’une à l’autre. Mais ces « drôles de lettres » – comme les surnommaient leurs inventeurs – n’étaient que des variantes de molécules existantes.
Au milieu des années 2000, l’équipe de Romesberg s’était lancée un défi autrement plus complexe : synthétiser un couple de bases totalement artificiel.
Mais le couple devait répondre à un cahier des charges très strict : les molécules devaient être parfaitement compatibles avec les bases classiques, et ne perturber en rien le fonctionnement des enzymes ou les processus de transcription génétique. N’avoir absolument rien à voir, en somme, avec les quatre autres lettres classiques… tout en cohabitant avec elles de façon pacifique.
En 2008, les chercheurs ont publié les résultats d’expériences menées sur soixante molécules candidates. Une paire (« d5SICS » et « DNAM ») s’est alors révélée très prometteuse… Pour plus de commodité, ces molécules ont été renommées X et Y.
Les deux molécules ont été insérées dans l’ADN d’une bactérie… qui est parvenue à se reproduire sans aucune difficulté. Pour la première fois de l’histoire, l’ADN d’un être vivant ne s’épelait plus avec quatre, mais avec six lettres.
Des lettres qui ne racontent pas encore d’histoire…
Toutefois, le segment comportant X et Y ne peut être lu par l’organisme. Aucun morceau de protéine n’est, naturellement, associé à une série de bases autre que les 64 triplets existants (mêlant A, C, G et/ou T). Mais avec la création du couple X-Y, 152 triplets supplémentaires sont désormais possibles !
« Un livre qui a été écrit avec quatre lettres ne peut pas raconter beaucoup d’histoires intéressantes », a commenté le professeur Romesberg dans un échange avec la revue Nature. « Si l’on vous donne plus de lettres, vous pouvez inventer de nouveaux mots , vous pouvez trouver de nouvelles façons d’utiliser ces mots, et vous pouvez probablement raconter des histoires plus intéressantes… »
Il faudra encore de très nombreuses années de recherche avant qu’un ADN intégrant ces nouvelles bases ne puisse initier la production d’une protéine inédite dans le vivant.
Source : A semi-synthetic organism with an expanded genetic alphabet. D.A. Malyshev, F.E. Romesberg et coll. Nature, 7 mai 2014. doi:10.1038/nature13314