Psychiatrie : faut-il ranger les malades dans des «cases» ?
De nombreux psychiatres remettent en cause le «dictionnaire» officiel d’évaluation des maladies psychiques.
Signe des temps, dans le film à succès Two Lovers, sorti en 2008, l’une des premières scènes montre la rencontre entre un héros fragile, interprété par Joachin Phoenix, et la troublante Gwyneth Paltrow. Dès leur première conversation, celle-ci déclare: «Attention, je suis hyperactive avec un déficit de l’attention.» À quoi son jeune voisin répond: «Et moi, je suis bipolaire.» Pour le Dr Maurice Corcos, directeur du département de psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune à l’Institut mutualiste Montsouris et professeur de psychiatrie infanto-juvénile à l’université Paris-Descartes, cet échange est révélateur de l’extrême médicalisation dont notre vie émotionnelle se retrouve l’objet. «Il y a vingt ans, l’héroïne d’un tel scénario aurait dit: “J’ai des problèmes avec ma famille”, estime le psychiatre. Mais aujourd’hui, elle décline une étiquette pour résumer ses états d’âme.» L’une des conséquences, selon lui, de la tendance à diagnostiquer à tout-va qui s’est intensifiée dans nos sociétés occidentales.
La labellisation des troubles psychiques, l’inflation des étiquettes, «dépressif», «phobique», «cyclothymique», voilà sans doute l’une des premières causes des reproches adressés par une grande partie des professionnels du psychisme au DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Cette bible médicale internationale, éditée par l’American Psychiatric Association depuis les années 1980, égraine des listes de symptômes et de comportements «ineptes» sur lesquelles les cliniciens sont censés s’appuyer pour poser leur diagnostic. Ce mois-ci, c’est une nouvelle version de ce manuel qui sera publiée (le DSM 5), publication qui suscite de nombreuses controverses, que ce soit outre-Atlantique ou en Europe.
Soulagement
«Ce catalogue ne donne aucune chance d’évoluer aux patients, s’insurge Maurice Corcos, qui a d’ailleurs écrit L’Homme selon le DSM. Le nouvel ordre psychiatrique(Éditions Albin Michel). Une liste de symptômes n’est qu’une photographie figée de la vie psychique. Cette labellisation rapide a été créée pour servir dans un premier temps l’industrie pharmaceutique américaine – à chaque trouble sa molécule miracle – et aujourd’hui, chez nous, elle permet aux généralistes de pouvoir établir un diagnostic de dépression en sept minutes.»
Soit. Mais de nombreux patients, de leur côté, confient le soulagement ressenti lorsque le mal dont ils souffrent est enfin nommé. Ainsi, cette ancienne toxicomane: «Le jour où un psychiatre m’a expliqué que je souffrais d’addiction, j’ai eu l’impression d’être enfin comprise.» Ou cette maman de jeune schizophrène: «Nous ne savions pas à quoi étaient dues ces crises sporadiques dont souffrait notre fils… Désormais nous savons, et nous sommes apaisés de le voir sous traitement, plus calme, et enfin capable de vivre presque normalement.»
Pour de nombreux professionnels, notamment ceux formés à l’approche psychanalytique, quelques symptômes cochés sur une liste ne peuvent servir d’unique référence. «Cette personne qui présente les signes d’un trouble à un moment donné ne saurait être réduite à cela, estime le Pr Corcos. Il faut l’envisager avec son histoire, même si l’on n’est pas obligé de repartir dans de grandes narrations, comme dans une analyse.»
«Mystère de l’âme humaine»
Le Pr Pierre Bovet, médecin chef au service psychiatrique de l’hôpital de Cery, en Suisse, est plus modéré. Il reconnaît de son côté que «la classification rigoureuse présentée dans le DSM est surtout essentielle pour la recherche et les communications internationales entre professionnels, et nul ne peut contester cette utilité, qui a indirectement aidé les patients. De plus, elle a permis que le savoir ne soit plus le monopole des médecins, ajoute le psychiatre. Combien de patients, une fois diagnostiqués, peuvent désormais rejoindre sur Internet une communauté d’autres personnes atteintes du même mal et glaner toutes les informations nécessaires à la compréhension de leur trouble?».
Cependant, pour ces professeurs de psychiatrie, l’important est que leurs jeunes collègues s’attachent d’abord à la relation humaine, à la «rencontre psychique» avec un patient. «Le DSM laisse croire que tout ce qui est de l’ordre du psychisme est objectivable, observe le Pr Pierre Bovet, et cela est faux. Une grande part de mystère demeure dans l’âme humaine.» Et le Dr Maurice Corcos d’évoquer l’importance de l’empathie: «La manière dont je suis affecté par ce que me raconte mon patient, c’est cela mon opérateur principal pour évaluer son état, avec ensuite le feedback qu’il me fera sur notre première rencontre, puis mon expérience, et la certitude que cette personne est unique. Si une part de mon diagnostic s’appuie sur les classifications professionnelles, elle est au maximum de 25 %». Et selon lui, c’est cela qui distinguera toujours le psychiatre du mécanicien.
Par figaro iconPascale Senk –