Depuis les années 1970, le nombre de personnes souffrant de dépression en France a explosé.
Un mal moderne ?
Plutôt une affaire de diagnostics et d’émergence de nouveaux « médicaments », explique Philippe Pignarre, auteur de « Comment la dépression est devenue une épidémie » (La Découverte – mai 2012).
S’il apparaît justifié de parler aujourd’hui d’ »épidémie de dépression », il faut immédiatement répondre à la question : mais, avant, il n’y avait pas de dépressions ?
On pourrait résumer ainsi la réponse apportée dans ce livre : avant, il y avait un chaos de troubles divers, d’états d’âmes différenciés que l’on n’avait aucune raison de ranger dans une catégorie unique : on parlait de neurasthénie, d’acédie, de mélancolie, de spleen, de langueur, etc.
Alors – question suivante – est-on devenu, d’un seul coup, plus clairvoyant ?
La science s’est-elle imposée là où la poésie triomphait ?
La lumière a-t-elle succédé à l’obscurité ?
C’est une explication peu convaincante même si elle est fréquente.
Pourquoi serions-nous devenus plus intelligents en quelques années ?
L’arrivée des antidépresseurs
Il s’est passé, en fait, quelque chose de très simple et dont les effets continuent jusqu’à aujourd’hui : on a inventé, à partir du milieu des années 1960, une nouvelle classe de médicaments, des sortes d’ »énergisants psychiques », auxquels on a donné le nom d’antidépresseurs (c’était un peu par hasard car on cherchait un nouveau médicament pour calmer les patients souffrant de schizophrénie ou, encore un traitement de la tuberculose).
C’est avec cette invention que les choses changent : toutes les personnes susceptibles d’aller mieux (de retrouver un état antérieur de bien-être) en prenant un tel énergisant psychique ont été étiquetées dépressives. Les plaintes jusque-là dispersées ont été unifiées sous un seul nom au bénéfice de la médecine (et de l’industrie pharmaceutique).
Et à chaque fois que l’industrie pharmaceutique a mis sur le marché une nouvelle famille d’énergisants d’un usage plus facile, avec moins d’effets secondaires (que les médecins généralistes et pas seulement les psychiatres pouvaient prescrire plus facilement), les diagnostics de dépression ont connu un bond en avant.
L’antidépresseur, une prescription facile
Le gros changement provoqué par l’arrivée des antidépresseurs a donc d’abord eu lieu chez les médecins : ils ont commencé à regarder et écouter leurs patients autrement. Ils ont très vite appris à diagnostiquer la dépression sans tenir compte du contenu de la plainte du patient (une demi-journée de formations est suffisante selon l’Organisation mondiale de la santé qui a beaucoup milité, grâce aux subsides des industriels, pour que chaque pays adopte le modèle occidental même si c’est parfois comme en Chine, par exemple). « Parle toujours… j’observe des signes, des comportements, visibles derrière ce que tu dis. »
La dépression devient le « plus petit dénominateur commun » de toute une série de gens qui viennent consulter un médecin ou un psychologue. Pas besoin d’aller très loin dans l’écoute du patient, le mieux est d’essayer un antidépresseur dont le succès viendra conforter le diagnostic. Car la spécificité d’un médicament psychotrope est de marcher indépendamment du contenu de la plainte.
Ensuite, une série de nouveaux pas sont vite franchis :
1. Le contenu de la plainte n’a finalement pas d’importance ;
2. donc, elle est seulement traitée comme un prétexte ou une justification que le patient invente pour expliquer son état ;
3. donc, la dépression n’a pas de cause extérieure ;
4. donc, elle est à l’intérieur du psychisme ou, mieux encore, dans les mécanismes cérébraux, neuronaux (avec, peut-être, une prédisposition génétique) ;
5. donc, il ne faut surtout pas prendre en compte les raisons que le patient donne à son état.
Résultat : vous entrez dans le cabinet du médecin en croyant être victime d’une « vie de merde » et ne plus arriver à l’assumer ? Illusion ! Votre sérotonine est seulement déréglée ! Comme le diabète est un manque d’insuline, la plainte dépressive est un surcroît de sérotonine…
Et quand le système entre en crise…
Voilà un système qui ne peut que s’emballer. Tout ce qui peut justifier la prescription d’un énergisant psychique est une dépression. C’est devenu un trouble banal. Plus les nouveaux antidépresseurs seront « légers » et donc anodins, et plus il y aura de personnes auxquelles on pourra les prescrire.
Évidemment, il arrive que le système entre en crise. C’est à chaque fois que la réalité d’une cause extérieure ne peut plus être niée : ainsi, quand le harcèlement moral (conjugal ou dans l’entreprise) s’est imposé comme une réalité, les prescripteurs et les biologistes n’ont pas su quoi en faire. De même, quand la violence conjugale et le viol ont cessé d’être relativisés (et il a fallu de fortes mobilisations sociales), l’explication par « la dépression due à l’excès de sérotonine » a paru un peu courte… Mais la biologie qui s’est imposée est faite justement pour ignorer ces problèmes.
Depuis les années 1970, le nombre de personnes souffrant de dépression a explosé : une véritable épidémie. Comment expliquer un tel phénomène ? La réponse de Philippe Pignarre en surprendra plus d’un : l’arrivée sur le marché de nouvelles familles d’antidépresseurs s’accompagne toujours d’une flambée des diagnostics. Les psychiatres, se détournant de la psychanalyse, ont opté pour la psychiatrie biologique : l’origine de la dépression serait à chercher dans les neurones.
Cette hypothèse a mobilisé d’énormes moyens financiers, alors qu’aucun test biologique ne permet de diagnostiquer la dépression. Les industriels testent au hasard les substances et élargissent les définitions des différentes formes de dépression (toujours plus nombreuses) chaque fois qu’ils trouvent un médicament « efficace ». Chacun se voit offrir la possibilité de traduire son mal-être en termes de « dépression » : la cause déclenchante – deuil, problèmes familiaux, harcèlement moral…- serait secondaire. Aussi est-il devenu inutile de s’intéresser à l’histoire personnelle du patient. Les antidépresseurs sont là pour redonner l’énergie qui manque…
L’auteur, qui a travaillé dans l’industrie pharmaceutique, montre qu’il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant le discours officiel sur les médicaments.
Ce livre, devenu classique depuis sa parution en 2001, est complété ici par deux articles sur le débat entre partisans de la psychiatrie biologique et psychanalystes.
Philippe Pignarre
(La Découverte – Poche – mai 2012).
réf.: http://www.extranet-des-psys.com