Thélépathie et enfants

Les enfants savent-ils lire les pensées des autres ?

Quand vous interagissez avec quelqu’un, il y a ce que vous pensez, et il y a ce que l’autre pense. Mais il y a aussi « ce que vous pensez qu’il pense », et qui va certainement influer sur votre comportement.
Cette capacité à attribuer des pensées aux autres est appelée « théorie de l’esprit » par les psychologues, et semble bien être une spécificité de l’espèce humaine. Et des expériences montrent que cette capacité s’acquiert assez tard dans le développement de l’enfant. Alors pour vérifier ça, j’ai fait des tests sur mes filles !

L’histoire de la poule rousse

Ma seconde fille a 3 ans 1/2, et elle adore l’histoire de Poule Rousse. Dans cette histoire, un vilain renard attrape une gentille poule et l’emporte chez lui dans un sac. Heureusement lors d’un moment d’inattention du renard, la poule parvient à s’échapper, et met à sa place une grosse pierre dans le sac. Et cet idiot de renard rentre chez lui avec son sac lesté d’une pierre, sans savoir que la poule rousse ne s’y trouve plus.
Rien de bien difficile, non ? Ma fille adore l’histoire, mais quand on lui demande « Qu’est-ce que le renard pense qu’il a dans le sac ? », elle répond « Eh ben, la pierre ! » Manifestement elle n’arrive pas à quitter la position du lecteur, qui sait tout, pour prendre le point de vue du renard, qui ne sait pas qu’il se fait berner. Elle n’arrive pas à attribuer au renard des croyances différentes des siennes. Donc elle pense que le renard sait qu’il a un caillou dans son sac !
Manifestement à 3 ans 1/2, il n’est donc pas facile de « penser à ce que les autres pensent ».

Le test de Sally et Anne

Si vous voulez faire ce genre d’expériences, pas besoin de l’histoire de la petite poule rousse, vous pouvez recourir à un test classique imaginé par les psychologues Wimmer et Perner [1].
Pour cela il vous faut deux poupées, arbitrairement nommées Sally et Anne, un panier, une boite et un objet, disons une bille.
Vous mimez alors à l’enfant l’histoire suivante avec les poupées : Sally a une bille et décide de la cacher dans le panier, puis elle quitte la pièce. En son absence, Anne déplace la bille du panier vers la boite. Enfin Sally revient.
On demande alors à l’enfant « Où Sally va-t-elle chercher la bille ? » Sally doit évidemment aller regarder dans le panier, puisque c’est là qu’elle a mis sa bille. Mais les plus jeunes enfants se trompent, et imaginent que Sally va aller chercher dans la boîte, puisque c’est là que la bille se trouve vraiment !
Comme vous le voyez, cette histoire est analogue à celle du renard, et sert à tester la capacité qu’a l’enfant à attribuer des croyances fausses à d’autres. L’enfant peut-il se mettre à la place de Sally, et se dire qu’elle ne sait pas que la bille a bougé ?
D’après les nombreuses expériences réalisées par les chercheurs en psychologie, si vous faites ce test avec des enfants de 3-4 ans, ils vont certainement se tromper (c’est évidemment le cas de ma fille de 3 ans 1/2). Mais en général, après 5 ans il ne se trompent plus : ma plus grande fille de 5 ans 1/2 a réussi le test facilement.

La théorie de l’esprit

Le test de Sally et Anne est indicatif de ce que les chercheurs en psychologie appellent la théorie de l’esprit (Theory of Mind, un nom pas très bien choisi à mon goût…). Posséder une théorie de l’esprit, c’est être capable d’attribuer aux autres des pensées différentes des siennes propres; en particulier leur attribuer des croyances fausses, comme dans l’exemple du renard ou de Sally.
Des chercheurs ont essayé de savoir si des animaux comme les chimpanzés pouvaient posséder une théorie de l’esprit. Ils ont d’abord pensé que oui, car ils ont noté que les singes essayaient parfois de cacher de la nourriture à leurs congénères, ce qui semble indiquer qu’ils savent que ces derniers peuvent avoir des croyances fausses. Mais il peut aussi très bien s’agir d’un comportement acquis par l’expérience, mais qui ne repose pas forcément sur le fait d’attribuer des pensées aux autres singes.
En 1985, Simon Baron-Cohen et ses collaborateurs ont utilisé le test de Sally et Anne pour mettre en évidence un lien avec certaines formes d’autisme [3]. Ils ont montré que les enfants atteints d’autisme échouaient bien plus au test de Sally et Anne que les enfants du groupe de contrôle (composé d’enfants normaux et d’enfants atteints de trisomie 21). Cette expérience suggère que le déficit de communication sociale associé à certaines formes d’autisme (notamment le syndrome d’Asperger) pourrait être relié à la difficulté à utiliser la théorie de l’esprit, c’est-à-dire à réaliser que les autres ont des pensées et des intentions propres, différentes des siennes.
Enfin récemment, une nouvelle expérience est venue tempérer les résultats classiques sur le test de Sally et Anne. Une variante du test a été conduite avec des enfants de 15 mois [4] et montrent que ceux-ci sont surpris quand l’expérimentateur (qui joue le rôle de Sally) va chercher l’objet là où il se trouve vraiment, c’est-à-dire en contradiction avec ce que devrait être ses croyances (dans cet expérience, on mesure le degré de surprise à partir du temps de fixation du regard, comme ce que je décrivais dans mon billet sur l’inférence bayésienne.)
Bref la compréhension des mécanismes de la théorie de l’esprit n’est pas encore à son terme. Pour ceux qui ont la fibre expérimentale, n’hésitez pas à rapporter ici les résultats du test de Sally et Anne avec les enfants qui vous entourent ! De mon côté, ma fille me réclame maintenant l’histoire tous les soirs…
Pour aller plus loin…
Une série d’expériences incroyables ont été conduites par Rebecca Saxe et son équipe au MIT à Boston. Ils se sont intéressés à l’impact de la théorie de l’esprit sur le jugement moral. L’idée est que l’existence ou non d’une intention de tuer peut être un facteur aggravant dans un homicide ou une tentative d’homicide. Ainsi on juge en moyenne moins immoral de tuer quelqu’un accidentellement sans le faire exprès, que d’essayer volontairement de le tuer et d’échouer. Mais pour faire ce raisonnement en tant que juge, il faut se projeter dans les intentions des autres, c’est-à-dire avoir une théorie de l’esprit.
Saxe et son équipe ont alors observé que l’on pouvait perturber la théorie de l’esprit au moyen d’impulsions magnétiques envoyées dans une zone précise du cerveau, et que cette perturbation affectait le jugement moral des sujets : l’homicide accidentel est alors jugé plus répréhensible que la tentative ratée d’homicide volontaire.
Pour en savoir plus, je vous recommande la conférence TED de Rebecca Saxe
[1] H. Wimmer et J. Perner, « Beliefs about beliefs: Représentation and constraining function of wrong beliefs in young children’s understandign of deception » Cognition 13 (1983).
[2] D. Premack et G. Woodruff, « Does the chimpanzee have a theory of mind ? », Behavioral and Brain sciences 4, 1978.
[3] S. Baron-Cohen, A.M. Leslie et U. Frith, « Does the autistic child have a theory of mind ? », Cognition 21, 1985
[4] K.H. Onishi et R. Baillargeon, « Do 15-month-old infants understand false beliefs ? », Science, n° 308, 2005.
Un très bon résumé sur le sujet Quand l’enfant acquiert « la théorie de l’esprit » par Jean-François Dortier

Les commentaires sont fermés.